L’ouvrage de Felwine SARR se présente comme un corpus unifié qui permet de dessiner de grands centres d’intérêt, autour de rêves d’un « Afrotopos » qui n’est pas un simple lieu fossile, mais qui s’avèrera bientôt un lieu vivant de mémoire.
Tout devra commencer par la rupture avec le discours d’aliénation dont se nourrissent les Africains, dans la mesure où ils continuent à s’instruire de la pensée des penseurs et épistémologues occidentaux. La réflexion sur le développement de l’Afrique doit aller au-delà de la contestation des discours de l’oppression.
Dans son optique, il importe de s’interroger d’abord sur le legs culturel africain touchant ses institutions éducatives. L’idée serait de chercher à fonder un nouveau socle épistémologique, prenant en compte les imaginaires africains, véhiculés par les langues d’Afrique.
Le mérite de ce livre est de penser le « progrès » en Afrique, à partir des notions de contemporanéité ou de concomitance. Cela suppose un refus de l’injonction suprême de notre époque, qui est de rechercher la modernité à tout prix.
Au moment où l’Occident porteuse de modernité économique, culturelle et politique récuse toute forme d’injonction, puisqu’il est question de postmodernité aujourd’hui, n’est-il pas venu, pour adopter la même optique que Sarr, le moment de réfléchir sur un développement concomitant pour l’Afrique. Il s’agirait alors de ne plus chercher à rattraper, ou à copier absolument l’Occident, mais à prendre tout ce qui s’insère, de façon simultanée, dans nos processus téléologiques.
Selon l’essayiste Sarr, il faut donner un coup de frein au mimétisme aveugle et à la course-poursuite derrière l’Europe ; mais bien sûr, en adoptant une attitude d’ouverture à toutes formes d’avancées. Celles-ci devront constituer le lieu de la rencontre entre les cultures, dans tous les domaines conquis par la Raison (entendons les champs gagnés par elle en économie, en politique, etc.), disons l’espace de redéploiement vers les autres, tout en s’efforçant de rester soi-même. Il convient alors de combiner modernité et données du changement.
Une seule attitude s’impose, dès lors : procéder au dépoussiérage du « vieux fond culturel africain » en refusant la cadence imposée de l’extérieur. Mais c’est là où la proposition de l’auteur d’Afrotopia reste ambiguë, puisqu’il suggère l’idée d’établissement d’ « un temps propre » à ce mouvement, le « temps de la forge » qui nous apparaît comme l’expression d’une idéologie régressive, au regard des nécessaires progrès dont l’Afrique a besoin aujourd’hui.
Ce livre est au demeurant au centre d’une brûlante actualité puisqu’il pose, paradoxalement, le problème du développement impossible de l’Afrique mais surtout celui du rapport de son développement à la citoyenneté. Car il est nécessaire, pour les citoyens, de participer au contrôle de l’utilisation des parts de ressources minières nationales. Mais, fondamentalement, il institue un rapport à l’économie fondé sur la culture, ce qui est d’une remarquable pertinence.
Pour cet auteur, il s’agit d’oser rêver l’Afrique, non en sublimant son passé, mais en la projetant vers un lieu physique de tous les possibles. La représentation de cette Afrique demeure dans le schéma d’une philosophie de l’Histoire conçue comme succession « de séquences » d’une temporalité continue, susceptible d’être maîtrisée par les Africains eux-mêmes.
C’est fort d’une telle vision et de la connaissance d’un monde ancien décrit dans les productions littéraires (roman de Ch. H. KANE, Y-S MUDIMBE, Ken BUGUL) et culturelles (la mode vestimentaire représentée par Alphadi et Selly Raby KANE, etc.), par exemple, que l’Africain devra envisager le futur.
Au demeurant, combler « cet espace du possible » correspondra à un retour au patriotisme, à un esprit de réinvention, sans cesse entretenu, et de formes à venir. Car l’histoire ne s’arrête pas, tout est en constant état de structuration.
Mais la méthodologie de ce perpétuel dépassement n’est pas clairement définie, elle reste dans l’idée de fonctionnalité et ne renvoie pas de façon déclarée à des rapports dialectiques. On peut voir dans les descriptifs de l’édification de cette Afrique, qui doit advenir, comme des sauts qui organisent les sessions téléologiques.
Le biologiste Jacques Monod, dans son livre devenu vite célèbre, Le hasard et la nécessité (Paris, Seuil, 1970), avait esquissé « une philosophie naturelle » et mis en perspective les notions de téléologie et d’invariance. Pour lui, dans la nature, chaque espèce réalise son programme vital, à chaque recommencement. Ainsi une graine de mil ne donnera jamais du maïs et restera dans les lois de sa croissance. C’est-à-dire qu’elle achèvera son développement sous la forme d’un épi de mil. Toutes les espèces animales et végétales sont soumises à des principes qui fondent leur identité propre.
L’auteur d’Afrotopia ne garde que le premier principe, mais intègre un élément plus dynamique que l’invariance, et plus adapté au contexte culturel et au progrès social : la concomitance. L’idée, c’est de prendre tout ce qui s’insère bien dans notre évolution, dans nos processus téléologiques, sans nous priver « d’inévitables navettes » ou de retours fréquents au passé de l’Afrique.
L’objectif, c’est donc de retourner « aux présupposés culturels » qui informent les perceptions des Africains, dans tous les domaines. Ces perceptions vont à leur tour produire de la culture, c’est-à-dire d’autres attitudes et comportements, c’est ce que l’essayiste appelle, inventer ses propres téléologies.
La réflexion théorique de Sarr s’appuie sur un fécond usage de concepts forgés ou adaptés (concomitance « afrocontemporanéité », orthogenèse, hystérèse, résilience, etc.) qui servent bien son dessein de repenser le développement de l’Afrique. C’est à partir de sa définition de l’unité culturelle, telle que l’avait conçue Cheikh Anta DIOP, et en se référant à des aspects moins englobants, qu’on imagine l’ancrage des économies africaines dans des circonstances et des contextes spécifiques (…).
Une autre proposition de grande importance consiste à établir un nouveau rapport à l’économie fondé sur la culture. L’idéologie africaine du Mouridisme, une confrérie religieuse soufie au Sénégal, permet de se faire une représentation concrète, même si sa doctrine ne renvoie pas au vieux fond culturel africain.
Chez les mourides de Cheikh Ahmadou Bamba, il importe de souligner, selon Sarr, l’importance de ce qu’il nomme une « économie relationnelle ».Celle-ci apparaît sous la forme de rapports qualitatifs, sur une « relation de bonne qualité » correspondant à des valeurs. L’introduction des facteurs subjectifs dans l’économie constitue alors une donnée capitale, dans un univers de valeurs religieuses se traduisant par l’abandon à Dieu et le culte du travail rédempteur. L’engagement du fidèle mouride est, précisément, la raison et la justification des attitudes de soumission aux « ndigels » ou ordres du guide spirituel. L’économie préconisée doit donc se fonder sur les valeurs culturelles du milieu, au lieu de se soumettre à une dynamique et de s’analyser en termes de taux de croissance et de PIB. Car cette « économie relationnelle » bouscule la hiérarchie des besoins, selon Maslow (Motivation and Personality, 1970) et met au premier plan, non plus le volume des avoirs, mais bien plutôt le degré de satisfaction ou le bien-être ressenti, « le bien-être subjectif ».
Afrotopia pose fondamentalement le problème des rapports intersubjectifs qui doublent les relations de toute autre nature, au sein de la société. On peut y voir un côté socialisé des rapports subjectifs complétant la perspective développée en biologie par Monod et en psychanalyse par Marc Oraison (Le Hasard et la vie- Paris, 1971). Ce livre aurait pu s’intituler « Le Hasard et l’histoire », et en sous-titre Essai sur l’évolution et le sens du progrès chez les africains.
Au centre de la réflexion sur le développement de l’Afrique, gît une problématique de l’acte même de pensée, chez les africains, dont l’objectif devrait consister à aller au-delà de la contestation des discours de l’oppression, vers les énoncés propres à interpréter leurs expériences particulières.
Quand tout est dit à partir de l’expérience du Blanc et avec ses propres mots, aucune démarche véritable d’intelligibilité n’est réellement possible. Notre devoir est aussi de penser l’Occident pour mieux nous orienter, au lieu de nous en tenir à une attitude réactive de frustration. C’est dire l’importance et l’urgence de fonder une épistémologie propre pour sortir du « piège de la méthodologie européenne » (p.107) et en recourant aux langues africaines.
Felwine SARR estime qu’il faut interroger le legs culturel africain jusque dans ses cosmogonies pour inventer de « nouvelles métaphores du futur ».
Si l’auteur d’Afrotopia se méfie de la « bibliothèque coloniale », il penche plutôt vers les écrits de grands africains (Nguigi Wa THIANG’O, Cheikh Anta DIOP, Achille MBEMBE, etc.) qui n’ont pas cherché, outre mesure, à rêver l’Afrique, mais plutôt à la rendre à elle-même, à ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser de représenter.
L’Afrique devra régler deux problèmes fondamentaux : le problème de ses espaces culturels et celui des langues qu’elle doit parler, avant de fonder un socle épistémologique, pour asseoir de nouveaux rapports ontologiques dans les sociétés africaines. Les Africains ont le devoir également de penser l’Occident, au lieu de lire leur destin dans les représentations des occidentaux.
Pr Birahim Thioune