Conférence: Frontières, identité et mémoire (suite III)

III- L’identité comme devenir

3- Adaptation

L’identité se définit également comme un changement affectant les créations littéraires et artistiques, les données sociologiques, axiologiques, sociolinguistiques, dans le sens d’une constante, solidaire et permanente dissolution/recomposition. La littérature sénégalaise d’hier à aujourd’hui, comme l’inspiration artistique ont défini constamment, au fil du temps, un rapport aux valeurs culturelles, à l’éthique et à la morale. Quelle est aujourd’hui l’identité des écrivains ou des artistes d’origine sénégalaise installés en Allemagne ou en France et un peu partout dans le monde, par rapport à leurs homologues restés sur le terroir national, avec sa nationalité d’origine ? Quelle est l’identité des communautés wolofs qui choisissent de s’installer en Gambie ou en Mauritanie ? En examinant de plus près l’identité nègre, tout au long de l’histoire des peuples noirs, on se rend bien compte de la prégnance de l’idéologie à travers des affirmations de type essentialiste, tendant à réduire les communautés noires dans des caractéristiques propres. Dans la littérature et les arts, c’est par des signes distinctifs culturels spécifiques que l’on définit l’identité nègre. Revisiter la mémoire de l’histoire culturelle des noirs au XXème siècle, c’est observer une grande diversité dans l’expérience vécue, dans des lieux et à des époques différentes, aux Etats – Unis, en France et dans toute la diaspora. Il convient donc de bien comprendre que le destin communautaire chez les noirs dépasse les frontières physiques et intellectuelles et enregistre, dans un même mouvement solidaire, des appuis venant de personnalités diverses et influentes des lettres et des arts comme Sartre, Gide, Malraux, Picasso, etc. Evoquer cette identité communautaire revient donc à envisager l’idée de frontières physiques et intellectuelles, d’identité sans cesse en mouvement, et de mémoire commune aux noirs correspondant à l’ensemble des expériences significatives cumulées du mouvement pan – nègre.

Une sensibilité partagée, au -delà des appréciations essentialistes du Muntu, l’homme africain et la culture néoafricaine de Janheinz- Jahn, ainsi que le fait remarquer cet auteur, et à sa suite Sartre affirmant qu’il est question d’ailleurs de « l’être-dans le monde du noir » ; c’est-à-dire susceptible d’être appréhendé dans ses multiples modalités d’existence. Le malheur des cultures africaines transplantées en Europe, c’est d’être mortes sans passer par la métamorphose tel que le fait remarquer le préfacier du livre de L. Kesteloot, Luc de Heusch, à l’origine une thèse, publiée sous le titre : « Les écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature ». André Malraux reprendra cette idée de « métamorphose », dans son discours prononcé au Festival mondial des Arts nègres à Dakar.

Le groupe de Légitime défense affirmait déjà une identité noire des Antilles, à travers des écrits contre l’aliénation culturelle de René Ménil, Jules Monnerot et Etienne Léro, préparant l’apparition sur la scène intellectuelle de Césaire, Senghor et Damas. Pendant la décennie 30 plus précisément, les écrivains négro-américains eurent une grande influence sur le « creuset parisien » (L. Kesteloot, chap. V p. 63). Claude Mc Kay, Jean Toomer, Lanston Hughes et Countee Cullen vont se faire mieux connaître, par l’intermédiaire de Mademoiselle Andrée Nardal qui, associée au Docteur Sajous, avait initié quelques années auparavant la Revue du monde noir. Kesteloot l’affirme d’ailleurs de façon formelle et catégorique : « Les véritables pères de la renaissance culturelle nègre en France ne furent ni les écrivains de la tradition antillaise, ni les poètes surréalistes ou les romanciers français d’entre les deux guerres, mais les auteurs noirs des Etats-Unis!» (L. K.p. 64).

s’affilier aux mouvements revendicatifs de gauche. C’est le cas de Césaire qui milite au PC avant de s’en démarquer de façon retentissante à travers une prise de décision sans ambages, à travers sa fameuse lettre à Maurice Thorez alors SG de l’organisation en France.

Notre identité n’est pas ce que vaille que vaille nous nous efforçons de demeurer, mais bien plutôt ce à quoi nous tendons, ce que nous appelons à advenir. Par exemple, dans le Sénégal d’aujourd’hui, le rêve sur le plan spirituel, c’est de réussir à instaurer un ordre où cohabiteraient dans le respect, la paix et la solidarité, les religions et les croyances endogènes.

La mondialisation culturelle peut être un atout contre le recours à un passé irréversible et dans bien des cas irrémédiablement révolus. Certes, on peut revendiquer une appartenance, mais il s’agira de conquérir, sans cesse, un patrimoine universel en constante évolution.

Les écrivains noirs de tous horizons gardèrent des relations solidaires, même si entre 1940 et 1949, au lendemain de la guerre ils ont évolué dans des espaces politiques et des milieux différents. Il faut signaler le rôle et la place d’un homme influent, en la personne du Sénégalais Alioune Diop, vers la fin de cette décennie. Cet homme de l’ombre, celui qu’on a surnommé « faiseur de Rois », crée une maison d’Edition et une revue appelée Présence Africaine. Il donne des préfaces, publie des textes militants et rédige des éditoriaux.

Les premières retrouvailles des écrivains noirs de tous les pays eurent lieu en 1956 au Congrès de Paris où la diaspora réunie s’est exprimée. L’expérience sera rééditée sous la direction de son organisateur en 1959 à Rome, avec un prolongement en 1966 à Dakar, avec le Festival mondial des Arts nègres.

Le mouvement pan-nègre a intégré, à côté des œuvres littéraires, la création artistique, par le biais de la sculpture, de l’architecture et surtout la peinture. On sait l’apport de l’art négro africain à la culture occidentale (P. Picasso en a témoigné) et les influences des héritages occidentaux sur les arts modernes des Africains. La littérature et l’art contemporains sont témoins de ce brassage culturel propre à ce que Senghor avait dénommé Civilisation de l’universel, synthèse de la quintessence de toutes les civilisations.

Il est donc illusoire de penser que, depuis la publication de Black Souls (Les Ames noires) en 1902, aux États-Unis par l’Américain Du Bois, jusqu’à la rencontre de Dakar, sur invitation de Léopold Sédar Senghor, l’identité noire est restée monolithique. On peut seulement garder en mémoire, l’idée de partage des mêmes valeurs de civilisation qui ont transcendé les frontières et ont survécu au-delà des contingences (la traire négrière et ses conséquences, le régime colonial, etc.). C’est dire que par le jeu même des relations de solidarité, l’identité du monde noir a connu différentes métamorphoses, et ce qu’on considère comme la mémoire culturelle, n’est au fond, qu’une sorte de cumul sélectif d’expériences positives ou représentatives de l’histoire communautaire.

Ce qu’il faut retenir de ce vaste mouvement culturel, c’est sa capacité à s’incarner sans cesse, comme patrimoine communautaire incluant et excluant des données, conformément aux préoccupations de chaque époque. Il y a une relation solidaire entre les concepts d’identité et de mémoire rapportés aux dimensions d’espace et de temps. Le dynamisme de la communauté de destin des noirs relève donc de choix conscients et concrets, à l'intérieur même d’un massif unique constitué de valeurs reconnues et acceptées, d’un même expérience mémorielle.

A suivre

Pr. Birahim Madior Thioune