IV- La dissolution des identités culturelles (ou le problème des appartenances plurielles)
Les personnages problématiques (Lucien Goldmann) des fictions de Cheikh Hamidou Kane : Samba Diallo et Salif Ba apparaissent comme des figures d’élites mondialisées, travaillées par des apports identitaires très forts. Si le premier échoue dans son rapport avec sa communauté d’origine, le second réalise une réinsertion réussie. Le milieu se révèle pour eux comme un cadre incubateur qu’il faut conquérir, en intégrant les valeurs culturelles et économiques essentielles de résilience du milieu.
L’itinéraire suivi par Samba Diallo est très représentatif d’un processus d’absorption/recomposition (plus conscient chez Salif Ba) de valeurs jamais figées dans une identité ; l’hybride n’étant qu’un cas particulier de ce phénomène de dissolution entendu au sens chimique du mot et qui affecte les imaginaires ethniques, politiques et écologiques, en somme les identités individuelles et communautaires. L’homogénéité se défait dans cette perspective, et devient sans cesse hétérogénéité (J. Authier-Revuz).
Il faut classer Cheikh Hamidou Kane parmi les écrivains d’avatars d’identités individuelles et d’univers en transformation ou en renouvellement. Il importe, d’ailleurs, de parler de recomposition de l’esprit communautaire qui institue, sans cesse, de nouvelles authenticités correspondant à de nouvelles communautés de pensées et de destin.
1- L’identité individuelle et le sentiment d’appartenance
Le problème de l’identité se pose dans le chapitre 1 du livre de Cheikh Hamidou Kane dans sa redoutable complexité : comment accueillir l’école étrangère et garder à Dieu sa place dans le cœur des Diallobé ? L’étrange transformation a commencé déjà de s’opérer, en entamant les forces de résistance. Le monde d’hier, et pour un temps encore celui du présent, est en train de basculer dans l’univers du monde matérialiste. C’est peut-être le signe d’un châtiment, envoyé par Dieu, au monde qu’il faut à présent sauver. « Le pays Diallobé, désemparé, tournait sur lui-même comme un pur-sang pris dans un incendie » (p.22)
Mais il faut repérer la bonne graine dans le pays, comme le jeune Samba Diallo, et organiser la résistance par la formation des élites, tel que le pense le maître (p.22). Quand le jeune garçon revint par les soins de sa mère (le symbole est important, c’est pour le maître le moment crucial de prendre « possession de lui, corps et âme. Désormais et jusqu’à ce qu’il eût achevé ses humanités, il n’appartenait plus à sa famille » (p.22).A partir de ce moment, Samba Diallo va franchir les limites socioculturelles de son milieu d’origine, pour entrer dans un espace où son monde caché, d’orgueil et de fierté, va être rudement mis à l’épreuve ; un espace d’exaltation de la toute-puissance de Dieu, de l’humiliation et de l’oubli de soi-même (p.44).
Ainsi, le pays Diallobé, qui a soif de changement, cherche les moyens de sortir de sa misère, au prix d’une profonde mutation individuelle et collective. Car le maître au foyer doute de lui-même, de la vérité de sa foi, de la vérité de son statut de repère sûr (chapitre III) pendant que la Grande Royale, seule,se soumet à sa rationalité et prône la rencontre de l’élite avec les nouveaux conquérants, tout en scellant le destin éducatif de Samba Diallo.
« Elle gardait Samba Diallo une semaine d’affilé, le choyant de toutes les façons, comme pour corriger les effets de l’école de l’éducation du Foyer dans ce qu’elle pouvait avoir d’excessif » (chapitre IV p.49).
L’extrême sévérité reprenait son train, après ces moments de « gâteries », mais l’auteur de ces moments de bonheur, la Grande Royale, savait rester dans la cohérence de ses attitudes, puisqu’elle eut également l’initiative de convoquer dans une même assemblée, les hommes et les femmes, contre la coutume et les habitudes du groupe. C’est qu’elle s’est elle-même installée dans le mouvement, dans la conscience du devoir de changer désormais, sans cesse (p.56). Comme dans les champs, il convient de mettre « le fer et le feu » à l’orée de la saison des pluies et d’enfouir les graines dans la terre, en hivernage (p.57). Il est temps pour les Diallobé d’affronter, sur leur propre terrain, ceux qui leur font la nouvelle guerre. La guerre par les armes avait tourné à leur avantage, puisque leur technologie était la plus forte ; il faut les empêcher de gagner la prochaine guerre, faire de ce nouvel ordre un matin paisible de résurrection où « résonnent des chants d’une universelle action de grâce » (chapitre V p.61) qui consacre un « homme nouveau ».
En France, l’idée de dissolution de la personnalité, chez Samba Diallo, se précise plus nettement. Le personnage lui-même en prend claire conscience, c’est le sens de la répartie qu’il adresse à Pierre, le cousin de Lucienne.
« Il arrive que nous soyons capturés, au bout de notre itinéraire, vaincu par notre aventure même. Il nous apparait soudain que, tout au long de notre cheminement, nous n’avons pas cessé de nous métamorphoser, et que nous voilà devenus autres » (4ème partie – chapitre I, p.125).
Mais ce que pressent le Pasteur, c’est que Samba Diallo appartient à la race « de ceux qui reviennent toujours aux sources » (2ème paragraphe-chapitre I, p.125). Mais s’il y a quelqu’un qui est demeuré aux sources, c’est Demba le nouveau promu du Foyer Ardent, celui que le maître a choisi pour porter son turban. Il est l’homme neuf qu’attend le monde Diallobé, selon la Grande Royale :
« Ce jeune homme est téméraire. Le sens du sacré ne le paralyse pas. C’est un cuistre. Mieux que tout autre, il saura accueillir le monde nouveau ».
L’intuition chez la Grande Royale, d’un perpétuel changement des êtres et des choses, s’applique aussi bien à l’identité individuelle du maître qu’à celle du foyer, devant le choix de servir Dieu (2ème partie – chapitre II p.37/38).
Au contact des courants de la pensée occidentale et européenne la « négritude » de Samba Diallo est demeurée un rempart obligé. Avec la famille de Pierre Louis, il fait le bilan de son âme et les constats de l’absence de familiarité avec la mort et la perte de son don de connaissance intuitive du monde. L’ancien avocat opère bien la synthèse lucide: c’est « l’absence spirituelle » de son terroir natal qui constitue son malheur, une sorte de précarité pour lui.
Ce que les ancêtres des Africains avaient de plus que leurs descendants, c’est une certaine présence au monde : « ils possédaient intimement le monde » (p. 168). Samba Diallo avoue au souvenir de son maître : « je ne brûle plus au cœur des êtres et des choses » (p.174). Cet aveu est prémonitoire et prépare la fin de son aventure spirituelle.
2- L’acteur politique devant les exigences du système
Au premier niveau de l’autorité politique se trouve la chefferie traditionnelle et les chefs de cercle qui représentent le pouvoir. Dans L’Aventure ambiguë, ils font peser leur poids par la persuasion des masses (rôle assumé par la Grande royale) et par l’accueil, de plus en plus massif, dans l’école nouvelle, sous la responsabilité des représentants de l’administration.
Il y a un avatar – au sens informatique – de l’identité contestataire, une sorte de conscience critique représentée par Pierre Louis, l’ancien avocat et ami de Samba Diallo, à Paris. Ce qu’il dénonce, c’est l’ordre colonial, le système dans son ensemble fondé sur les langues et le droit des colons, pour soumettre les Africains. On peut d’ailleurs mettre en perspective la notion de fonction ou de « personnel » (Philippe Hamon) appliqué à Samba Diallo, à Pierre Louis et à Salif Ba, par exemple. Chacun joue son rôle dans le fonctionnement des récits. Le premier met à l’épreuve une identité initiale africaine, le dernier une identité universaliste. Entre les deux la figure de Pierre Louis raconte l’échec, en se tournant vers le passé et envisage l’avenir avec ses possibilités, par le biais de la synthèse et du dépassement, aux plans social, politique et économique.
Ce qu’il voit en rapport avec cette perspective, c’est la manifestation de l’ethos individuel et collectif, comme identités coproduites et tournées vers le futur.
Les actes de langage que constituent les énoncés qui construisent une scène de parole porteuse de messages de progrès pour l’Afrique. On peut parfaitement lire en termes de scénographies du dialogue et de la synthèse d’influences provenant de diverses expériences humaines. Dans Les Gardiens ce sont les vertus du dialogue et de la palabre qui donnent les bonnes solutions aux conflits politiques à l’intérieur des Etats.
A suivre
Pr. Birahim Madior Thioune